Dans son bulletin n° 60 paru en 2019, l’A.H.H. a honoré la mémoire des légionnaires de la famille Lancrenon, parmi lesquels Antoine, mort pour la France en 1956 lors de l’expédition de Suez.
Antoine est le fils de Marcel Lancrenon, officier sous-marinier. Il nait à Paris le 28 juillet 1923 et entre à l’École navale en 1943 à Casablanca. À partir de 1950, la marine accélère le recrutement de ses élèves pilotes. Les moyens de formation de l’armée de l’air et de la marine étant alors insuffisants, la France fait appel aux États-Unis. Breveté à Pensacola (Floride) en 1952, Lancrenon est affecté à la base de l’aéronautique navale d’Hyères avant de rejoindre Karouba en Tunisie, où il est désigné comme officier en second de la flottille 14 F en août 1955.
Disparition dans l’opération Mousquetaire
En juillet 1956, après la nationalisation du canal de Suez par l’Égypte, la France et le Royaume-Uni, alliés à Israël, décident de monter une opération conjointe pour reprendre le contrôle du canal, réputé zone internationale. C’est l’opération Mousquetaire, qui débute le 29 octobre et prend fin le 7 novembre à la suite des menaces russes et des semonces américaines, tournant à l’avantage diplomatique pour le président Nasser alors qu’il est militairement vaincu.
Pour cette expédition, la force navale française aligne 52 bâtiments, dont le porte-avions Arromanches, commandé par le capitaine de vaisseau Philippon, qui s’était illustré sous le nom d’Hilarion dans la Résistance. L’Arromanches embarque la plupart des appareils de la 14 F.
Le 3 novembre, deux patrouilles de Corsair sont catapultées pour bombarder l’aérodrome d’Almaza, près du Caire. Antoine Lancrenon, qui remplace son commandant, le lieutenant de vaisseau Cremer, dont l’avion n’a pu démarrer, prend la tête du dispositif et dirige la première patrouille. Chaque appareil doit piquer vers 2 000 pieds (environ 600 mètres) pour larguer ses deux bombes de 500 livres puis dégager à l’horizontale sans faire de ressource. Le chef de la seconde patrouille, l’enseigne de vaisseau Guirec Doniol, voit les quatre avions de la première patrouille, dont celui de Lancrenon, amorcer leur piqué, puis les perd de vue pendant qu’il prononce son attaque.
Deux heures se sont déjà écoulées depuis les catapultages ; six avions se présentent pour apponter. À bord, on sait déjà qu’on est sans nouvelles de Lancrenon depuis l’attaque. On espère toujours qu’en panne de radio, son avion va enfin apparaître.
Le temps maximal de vol est maintenant dépassé. Lancrenon ne reviendra pas. Qu’est-il devenu ? A-t-il été abattu au cours de son piqué ou plus tard par la chasse ennemie ? S’est-il écrasé ? S’est-il posé en rase campagne ? A-t-il sauté en parachute ?
Contrairement aux prévisions, la D.C.A. était intense. Aucun témoignage ne peut confirmer ni infirmer une de ces hypothèses. Aucun pilote ne dit avoir vu un avion exploser en l’air ni s’écraser au sol.
Le jour même, deux heures après le retour des Corsair, une patrouille d’avions anglais fait une couverture photo pour établir le bilan des attaques alliées sur Almaza et vérifier si l’épave de l’avion de Lancrenon est visible sur le terrain. Aucune trace d’un Corsair n’est détectée. Lancrenon n’a donc pas été abattu au cours de son piqué. Cette hypothèse écartée, les autres restent valables et on ne peut désormais éliminer la possibilité qu’il ait survécu.
Une famille en quête de vérité
Le 6 novembre, donc trois jours après le raid de l’aéronavale, Nasser aurait présenté lui-même à la radio un étudiant de 17 ans, Mustapha Zaki, « héros » qui dit avoir, avec sa mitraillette, abattu un Corsair. Il aurait trouvé sur le corps du pilote une alliance où est inscrit le nom de Lancrenon. Quelques jours plus tard, un journal du Caire publie la photo de cette alliance, que l’épouse de Lancrenon reconnaît formellement. Madame Lancrenon et ses enfants sont insultés publiquement par la radio et la presse égyptiennes.
Plus tard, des religieuses diront avoir vu passer un camion avec un prisonnier vivant.
D’après une enquête menée sur place à l’époque par l’ambassade d’Italie, qui représentait alors les intérêts français au Caire, le lieutenant de vaisseau Lancrenon, indemne après un atterrissage forcé, fut capturé par la foule égyptienne puis promené dans une cage à travers la ville et enfin lapidé quelques jours plus tard.
Par décision ministérielle n° 29 du 3 avril 1958, le lieutenant de vaisseau Lancrenon a reçu la citation suivante à l’ordre de l’armée de mer :
Officier en second hors de pair et officier d’appontage de la 14e flottille. Excellent pilote de porte-avions, chef de dispositif de chasse d’assaut confirmé, remarquable par sa ténacité, son ardeur et son don du commandement. Parti de l’Arromanches à la tête de sept appareils de sa flottille pour les conduire à l’attaque de l’aérodrome du Caire-Almaza, le 3 novembre 1956, a piqué sur l’objectif qui lui était assigné et n’est pas rentré à bord.
Cette citation comporte l’attribution de la croix de guerre des T.O.E. avec palme. Et, par décret du 28 juin 1958, il a été nommé chevalier de la Légion d’honneur à titre posthume.
À défaut d’autre démarche officielle française, des amis de la famille interviennent pour tenter d’en savoir plus auprès de la Croix-Rouge suisse, du roi des Belges[1] et du Vatican.
Plus tard, en 1960, Philippon, devenu amiral et profitant de ses fonctions au cabinet du général de Gaulle, reprendra les recherches. Aucune chancellerie ne trouvera trace de Mustapha Zaki. Le « héros national égyptien » n’était probablement qu’une invention du colonel Nasser.
Antoine Lancrenon laissait une veuve et quatre jeunes orphelins qui, plus de soixante ans après sa disparition, se posent encore bien des questions restées sans réponse : pourquoi des recherches n’ont-elles pas été ordonnées immédiatement ? Que s’est-il vraiment passé ? Lancrenon est-il mort assassiné ou en prison des suites de ses blessures ? L’enquête italienne reflète-t-elle la vérité ?
Les autorités françaises en ont-elles su plus qu’elles ne l’ont dit ? Christian Lancrenon, âgé d’un mois à peine au moment de la disparition de son père, est aujourd’hui persuadé que non. Il poursuit sans relâche sa quête de la vérité. Sa mère a eu un entretien le 18 juin dernier avec l’amiral Vandier, chef d’état-major de la marine, en présence de l’amiral Païtard, président de l’Association pour la recherche de documentation sur l’histoire de l’aéronautique navale (ARDHAN), et de l’amiral Doniol, ancien chef de la seconde patrouille de Corsair de l’Arromanches. Cette rencontre faisait suite à un dossier reçu par madame Lancrenon en septembre 2020, dossier demandé par le précédent chef d’état-major de la marine.
L’amiral Philippe de Gaulle, ancien pilote de l’aéronautique navale, a adressé cet automne à Christian Lancrenon une lettre avançant que, sur son insistance, le général de Gaulle, son père, avait demandé après la guerre d’Algérie des informations aux services d’espionnage et aux Égyptiens, lesquels auraient répondu n’avoir jamais entendu parler d’un quelconque avion.
Hubert Putz.
Bulletin de l’AHH, n° 63, 2022.
[1] Intervention du lieutenant de vaisseau de Castelbajac, détaché près la cour royale de Belgique en 1956-1959.
Christian Lancrenon, fils du lieutenant de vaisseau Antoine Lancrenon et cousin issu de germains du colonel Georges Lancrenon (AHH 577 ; †), a écrit un livre dont il prépare la publication sous le titre provisoire :
Savoir est mon droit
Extrait :
On peut mourir de soif, on peut mourir de faim ; on peut aussi mourir de savoir en criant sa douleur, comme on peut mourir de ne pas savoir, en criant une autre douleur. Bien sûr à un niveau différent, savoir est aussi utile que de respirer. D’autant que quand on ne sait pas, on suffoque, on s’étouffe, on étouffe. On ne sait plus comment vivre « normalement ». On ne sait d’ailleurs plus ce qu’est le normal.
Mon ouvrage fait voyager le lecteur à l’époque de la Révolution française à travers Condorcet. Des similitudes avec ma propre histoire familiale m’ont amené à développer un fait lié à l’histoire de France.
De Condorcet à Antoine Lancrenon, disparu lors du conflit de Suez le 3 novembre 1956, les notions de vérités historiques sont abordées ici au niveau philosophique, avec des thèmes aussi riches que la religion, le temps et la mort. Des documents, dont certains sont historiques, figurent en annexe du manuscrit, dont une lettre que m’a écrite Philippe de Gaulle le 12 octobre 2021.
Je voudrais que ce livre serve aux enfants et aux parents qui ont vécu ou qui vivent des situations similaires. Je développe la notion du savoir, sachant qu’il n’y a rien de pire que la disparition.
À partir d’auteurs et de faits avérés, les références historiques sont nombreuses, enrichies d’anecdotes à partir desquelles le lecteur apprend et enrichit ses connaissances.
Christian Lancrenon.
15 novembre 2021.