Pierre de Coubertin, simple mythe ou réalité olympique ?

Le monde vit une période particulièrement anxiogène entre les crises liées au réchauffement de la planète, la multiplicité des guerres, le développement du terrorisme, l’explosion des menaces touchant les sécurités individuelles et collectives… autant de faits pouvant perturber et même remettre en cause notamment l’organisation et le déroulement de grands événements. Nonobstant ce constat alarmiste qui fait le lit des contempteurs des événements, Paris et la France se préparent à accueillir les Jeux olympiques et paralympiques de 2024. Excellente opportunité pour les uns, car l’économie du sport est devenue une industrie majeure pour le développement d’un pays, quand pour d’autres, elle est la porte ouverte à tous les dangers.

C’est dans ce contexte que la République française refuse de céder face aux menaces et ses dirigeants continuent à maintenir le cap pour l’organisation de Jeux olympiques qui se veulent responsables et spectaculaires. Cela s’est toujours passé ainsi depuis cent vingt ans, excepté durant les deux guerres mondiales du siècle dernier.

Dans ce cadre, la République perpétue la tradition, en particulier, d’honorer ses champions sportifs et fréquemment les personnes impliquées dans la gouvernance du sport. Aussi est-il clair que l’A.H.H., en gardant à l’esprit toutes les tragédies en cours supportées par certaines populations et contrées, ne pouvait rester étrangère à une réflexion concernant cet esprit qu’est l’olympisme et surtout à ce que représente son rénovateur, Pierre de Coubertin. Ce d’autant plus que, concernant celui-ci, nous avons une personnalité qui a obtenu des décorations étrangères parmi les plus prestigieuses et qui n’a jamais été nommée (contrairement à son père) dans l’ordre de la Légion d’honneur, ni de son vivant ni à titre posthume.

Cela pourrait paraître un oubli, une anomalie et même une incongruité pour certains, quand pour d’autres, ayant étudié sa carrière, son caractère, ses sentiments et ses exigences, il ne pouvait pas en être autrement. En fait, la seule explication crédible est qu’il a toujours refusé d’être décoré de la Légion d’honneur. Mais son nom, eu égard à ses mérites, a-t-il été proposé à la Grande Chancellerie pour être promu dans cet ordre national considéré comme le plus ancien et le plus prestigieux ? Autre interrogation, mais sans réponse incontestable.

Sans doute, à la lumière de la présente étude sur la signification et la valeur pour nos contemporains que peut encore avoir la référence à Pierre de Coubertin, le créateur des Jeux olympiques modernes, il y a plus de cent vingt ans, chacun trouvera une réponse quant aux raisons de ce refus et pourra parallèlement se forger une opinion quant aux honneurs et décorations attribués à certains acteurs du monde du sport.

Pendant que la promotion des Jeux olympiques (J.O.) sur le territoire français ira en s’accroissant d’ici à juillet 2024, afin de mobiliser le soutien de la population derrière cet événement planétaire, nous assistons, comme de coutume, à de multiples débats contradictoires sur des thèmes propres à l’olympisme, tel qu’il est vécu et perçu aujourd’hui. Le coût d’un tel événement sportif et culturel, son retour sur investissement hypothétique, son effet économique et sociétal, son prestige pour la France, les valeurs affichées de l’olympisme et la qualité de sa gouvernance… autant de thèmes de discussions qui accompagnent la préparation des J.O. Parmi ceux-ci, il y en a un qui touche plus particulièrement la France, car il concerne une de ses figures emblématiques. Il s’agit en effet de la référence à Pierre de Coubertin, celui par qui tout a commencé (comme le disait l’ancien président du Comité international olympique, le Belge Jacques Rogge) ou recommencé en 1892, car reconnu comme le créateur des Jeux olympiques modernes. Son œuvre et ses contributions, considérées si importantes pour le développement du sport, et sa personnalité, pourquoi continuent-elles, aujourd’hui comme hier, à susciter autant de louanges que de critiques ? Par la présente réflexion, essayons de trouver une explication.

Une destinée forgée dès le plus jeune âge

Pierre de Coubertin est le dernier d’une famille de quatre enfants. Son père, Charles Louis de Frédy de Coubertin (1822 – 1908), dont les ancêtres sont d’origine italienne, est un artiste peintre reconnu. Il est décoré de la Légion d’honneur pour son œuvre en 1865 sur demande du surintendant des beaux-arts. Son grand-père paternel, Bonaventure-Ju­lien de Frédy, baron de Coubertin (1788 – 1871), également chevalier de la Légion d’honneur, a été haut fonction­naire de Napoléon Bonaparte, puis officier de l’armée de Louis XVIII et enfin maire de Saint-Rémy-lès-Che­vreuse jusqu’à sa mort. Anoblie par lettre patente en 1629 et maintenue dans la noblesse en 1668, la famille a pour blason un écu d’azur à neuf co­quilles d’argent et pour devise « Voir loin, parler franc, agir ferme ».

Charles de Coubertin, Le Départ des missionnaires vers l’Asie, chapelle de l’Épiphanie, Paris, 1868, avec autoportrait à gauche devant le pilier. Wikimedia Commons.

La mère de Pierre, née Marie-Marcelle Gigault de Crisenoy, héritière du château de Mirville en Normandie, épouse son père en 1846. La famille de Coubertin partage sa vie entre Paris, Étretat et les châteaux familiaux de Coubertin et de Mirville. C’est dans ce milieu, profondément respectueux des traditions, catholique et monarchiste, que Pierre de Coubertin, né à Paris le 1er janvier 1863, fait ses premiers pas et se forge très tôt une opinion sur son entourage de l’époque et sur ses engagements futurs.

Sa famille, éprise de culture et suffisamment ouverte au monde, comprend vite que le jeune Pierre a un caractère obstiné, est curieux de nature et surtout dispose de talents multiples pour les disciplines tant intellectuelles que sportives. Elle l’autorise à voyager dans le cadre de ses études. Cela le conduit naturellement en Angleterre, où il découvre les travaux du Britannique Thomas Arnold concernant le sport scolaire et notamment le rugby, dont il est passionné. Sa vocation est née et, s’inspirant des exemples britanniques et américains, il commence en 1888 une campagne active pour la promotion du sport à l’école, se mettant à dos le corps enseignant, qui ne partage pas ses convictions sur la nécessité de revoir l’enseignement du sport. Encouragé par certains amis partageant ses réflexions et tenace, il passe outre les conflits qu’il génère et met tout en œuvre pour arriver à ses fins, quitte à se rallier à la République, pour la bonne cause et par intérêt stratégique, et à décevoir une partie de sa famille et le parti des royalistes.

Il a moins de 30 ans et il va se donner dorénavant corps et âme à la cause universelle qu’est le sport au travers de l’olympisme. La nature de cet engagement, avec ses joies et ses peines, sera dorénavant sa raison d’être, le ferment et l’énergie de son existence. Jusqu’à sa mort, survenue à Genève le 2 septembre 1937, celle-ci sera rythmée par l’évolution du mouvement olympique qu’il a rénové. Il meurt presque ruiné, dans un relatif anonymat et déçu par le peu de reconnaissance de ses pairs français à son endroit, laissant deux enfants, Jacques (1896 – 1952), en situation de handicap, et Renée (1902 – 1968), sans descendance.

La famille Frédy de Coubertin fait partie en 2007 des familles subsistantes de la noblesse française par une branche cousine de celle du baron Pierre de Coubertin.

Un héritage aussi admiré que controversé

L’histoire de Coubertin, son rôle, son héritage, sa personnalité inter­pellent et font l’objet de multiples analyses aboutissant le plus souvent à des conclusions le concernant souvent divergentes et controversées.

Étonnant en effet de constater le paradoxe visant cet homme autant res­pecté par certains, car ayant su prôner le retour des vertus de l’olympisme au travers de J.O. quadriennaux, que criti­qué pour ses certitudes, convictions, prises de position et engagements.

Coubertin est encore et avant tout une réalité visible que l’on peut appréhender aisément au travers de multiples faits et signes.

C’est d’abord un héritage à ce jour de cent vingt ans de Jeux olympiques quadriennaux, interrompus unique­ment par deux guerres mondiales (1914 – 1918, 1940 – 1944) et ayant surmonté toutes les menaces récur­rentes et actions d’envergure de boycotts politiques, économiques, moraux et sanitaires.

C’est le père fondateur d’une charte énumérant les règles et les comportements qui s’imposent à tout individu et à toute entité se réclamant de l’olympisme et d’une structure de gouvernance olympique pérenne, au travers notamment aujourd’hui d’un Comité international olympique (C.I.O.) et de 207 comités nationaux olympiques (un nombre supérieur à celui des pays représentés à l’ONU !).

C’est l’initiateur d’un mouvement olympique international structuré qui, après avoir failli disparaitre, faute de revenus, au milieu du siècle dernier, a su s’adapter à l’air du temps en permettant notamment aux athlètes professionnels de participer aux J.O. et en commercialisant l’ensemble de ses actifs, à savoir ses emblèmes et anneaux olympiques.

C’est le créateur et second président du C.I.O., « firme » globale et mondiale devenue une véritable vache à lait en ouvrant son écosystème à des revenus exponentiels en matière notamment de mercatique et de droits de diffusion des images des compétitions.

Ardent promoteur de la langue française, il fit du français et de l’anglais les langues officielles des institutions du mouvement olympique, accordant à notre langue le statut de primauté et de référence. En dépit de la reconnaissance progressive d’autres langues (arabe, chinois, espagnol, russe), le français, chose suffisamment rare en ces temps, conserve toujours ce statut juridique privilégié. Symbolique pour certains, cet héritage est revendiqué et défendu par nombre de sphères culturelles dépassant largement le cadre de la francophonie.

Enfin, Coubertin a jeté les bases d’un Comité international olympique devenu au fil du temps l’institution faîtière du mouvement sportif international et considéré aujourd’hui par l’ONU et l’UNESCO comme un partenaire incontournable de promotion de la paix dans le monde et d’éducation pour la jeunesse.

Cette réalité aux multiples facettes trouve ses racines dans les efforts entrepris par Coubertin au plan national et international, en son temps, pour faire valoir sa vision du sport, ses convictions des bienfaits des valeurs olympiques, qui pour certaines étaient bien éloignées des doctrines d’éducation prônées à l’époque.

Grâce à son goût de l’écriture, Coubertin nous laisse plus de 30 ouvrages, 15 000 pages d’écrits, une cinquantaine de brochures et plus de 1 200 articles répertoriés… une vraie mine pour les historiens. Parcourir toutes ces archives est sans doute le meilleur moyen pour comprendre ce qu’a été cet homme, fondateur d’un ordre nouveau s’appliquant à l’économie du sport, et ce qu’il pourrait représenter encore aujourd’hui.

Au final, c’est aussi, en espérant que les révisionnistes de l’histoire et autres « déboulonneurs » de statues ne continueront pas à sévir, une cinquantaine de stades et complexes sportifs, plus de trois cents places, rues, boulevards et avenues, une trentaine d’établissements scolaires portant son nom.

Pour couronner le tout a été créé en 1975 un Comité international Pierre-de-Coubertin, relayé à ce jour par plus d’une vingtaine de comités de même nature dans le monde. Pour un homme du passé et controversé, difficile de trouver mieux.

Son héritage diversifié est donc une réalité et se référer à Coubertin a donc du sens aujourd’hui. Cependant, qualifier celui-ci de précurseur et de visionnaire de ce que sont devenus les J.O. et l’olympisme serait une erreur, tout comme croire que l’affichage constant de ses convictions de l’époque permettrait de retrouver l’idéal olympique tel que certains aimeraient qu’il soit. En d’autres termes, Coubertin a initié un mouvement international du sport et un univers olympique modernisé, mais dont l’évolution économique et politique ainsi que certaines dérives ne pouvaient qu’échapper rapidement à son imagination et à son contrôle.

L’esprit Coubertin et ses fameuses valeurs olympiques

L’esprit Coubertin et ses fameuses valeurs olympiques peuvent-ils encore avoir une crédibilité et une légitimité plus de quatre-vingts ans après sa mort ? Vouloir répondre à cette question nous conduit inéluctablement à comparer l’olympisme souhaité par Coubertin avec l’expression de l’olympisme de nos jours. À cette fin, il est indispensable de reprendre la Charte olympique initiée par Coubertin lui-même en 1894 et revisitée régulièrement par le C.I.O. : véritable bible dont les six principes de base sont consignés dans un document officiel, public, de langue française et anglaise :

 
Les 6 principes de la Charte olympique :
1. L’Olympisme est une philosophie de vie, exaltant et combinant en un ensemble équilibré les qualités du corps, de la volonté et de l’esprit. Alliant le sport à la culture et à l’éducation, l’Olympisme se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect des principes éthiques fondamentaux universels.
2. Le but de l’Olympisme est de mettre le sport au service du développement harmonieux de l’homme en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine.
3. Le Mouvement olympique est l’action concertée, organisée, universelle et permanente, exercée sous l’autorité suprême du C.I.O., de tous les individus et entités inspirés par les valeurs de l’Olympisme. Elle s’étend aux cinq continents. Elle atteint son point culminant lors du rassemblement des athlètes du monde au grand festival du sport que sont les Jeux Olympiques. Son symbole est constitué de cinq anneaux entrelacés.
4. La pratique du sport est un droit de l’homme. Chaque individu doit avoir la possibilité de faire du sport sans discrimination d’aucune sorte et dans l’esprit olympique qui exige la compréhension mutuelle, l’esprit d’amitié, de solidarité et de fair-play. L’organisation, l’administration et la gestion du sport doivent être contrôlées par des organisations sportives indépendantes.
5. Toute discrimination à l’égard d’un pays ou d’une personne fondée sur des considérations de race, de religion, de politique, de sexe, d’orientation sexuelle ou autres est incompatible avec l’appartenance au Mouvement olympique.
6. L’appartenance au Mouvement olympique exige le respect de la Charte olympique et la reconnaissance du C.I.O.
 

Sa simple lecture in extenso conduit à comprendre aisément que ce document représente en fait la formalisation condensée de l’idéal olympique souhaité par Coubertin. Comparer ce dernier à ce qu’est devenu aujourd’hui le mouvement olympique au travers notamment de l’évolution des Jeux olympiques présente un réel intérêt. Cependant, une grande erreur serait de procéder à un jugement sur l’olympisme en amalgamant ce qu’on appelle les valeurs olympiques, l’évolution de l’organisation des Jeux olympiques et ce qu’étaient l’ambition et la personnalité de Coubertin.

Les valeurs olympiques pour Coubertin et ses supporteurs illustrent les valeurs humaines de référence que sont le dépassement de soi, le respect de l’autre, la discipline, l’universalisme, la fraternité et la joie. Pour leurs détracteurs, elles ne peuvent que mener, compte tenu de leurs dérives au fil du temps, aux maux et aux scandales de notre société, à savoir la corruption, le clientélisme, le nationalisme, le racisme, la violence et la tricherie.

Coubertin insiste dans sa Charte sur la nécessaire indépendance du mouvement olympique vis-à-vis des politiques et sur le refus de toute implication des États dans sa gestion. On est bien loin de ce principe aujourd’hui, tout étant devenu politique : le choix des pays susceptibles d’organiser les J.O. par le C.I.O. en faisant abstraction de la nature de leur régime et de leur politique en matière de libertés et d’inclusion des minorités, contraire aux exigences de la Charte. Il en est de même quant à la contribution financière des États au financement du mouvement olympique, et ce dans des proportions croissantes, le sport étant devenu un « pouvoir d’influence » puissant et pas uniquement pour les pays émergents.

Rien que par ces exemples, l’olympisme n’est plus un simple idéal ou un vent éthéré qui survole notre société, au travers de sa force internationale d’éducation et de paix. Il est devenu le réceptacle d’une manne financière, non seulement pour vivre, mais encore pour contribuer à sa gestion. Les vertus de l’olympisme et les bienfaits de l’argent : en quelque sorte le « mariage réussi de la carpe et du lapin » ; l’union obligée et la source de toutes les magnificences et les gloires au travers en particulier d’un gigantisme entretenu des J.O. pour les uns, la cause de toutes les dérives et turpitudes pour les autres.

Mais en fait, qu’est cet olympisme, imaginé à l’époque de la IIIe République, et est-il si différent de celui incarné aujourd’hui par l’actuel président du C.I.O., l’Allemand Thomas Bach ? Ou encore, n’y aurait-il pas dans les déclarations et les écrits de Coubertin toutes les prémisses de ce que nous vivons dans les temps actuels ? Et si rien n’avait changé ou si peu ? Aimer ou contester le mouvement olympique moderne, n’est-ce pas admirer ou critiquer son père fondateur ? Cet illustre mouvement a-t-il réellement évolué ces dernières décennies pour le meilleur et pour le pire ou n’est-il que le reflet moderne des habituelles tares de nos sociétés ? Pour répondre à ces multiples interrogations conduisant à confirmer la crédibilité et la légitimité de Coubertin encore aujourd’hui, une analyse de sa personnalité et de son parcours est sans doute le meilleur moyen.

Un grand visionnaire ou un simple réactionnaire ?

Que n’a-t-on pas dit, lorsque l’on évoque son nom ou que l’on se réclame de sa vision et de ses idées ? Génie, précurseur, humaniste, colonialiste, opportuniste, sexiste, raciste… le tout et son contraire. Quand on parcourt son œuvre écrite, aussi volumineuse que dense, assurément il ne mérite pas toutes les caricatures élogieuses ou sévères dont il a fait et fait encore l’objet.

Est-il cet historien cultivé ou ce méprisable réactionnaire ? Est-il cet honnête homme de son temps ou ce colonialiste, raciste et misogyne ? Est-il ce visionnaire du sport et amoureux de l’olympisme grec ou cet intriguant politique à l’origine des fléaux qui traversent aujourd’hui le sport de haut niveau et de compétition ?

Tout dans le personnage est fait, non pas d’ambiguïtés, mais de convictions personnelles qu’il s’est forgées au travers de son éducation et de sa vision du monde qui l’entoure. En se penchant sur sa carrière, ses œuvres et sur les réactions que ses idées ont provoquées, on perçoit de multiples paradoxes qui se retrouvent dans l’olympisme d’aujourd’hui. Pour mieux comprendre Coubertin, une rapide et circonstanciée étude de sa biographie est plus que révélatrice de sa personnalité.

Catalogué d’aristocrate bourgeois, ce contemporain de la IIIe République, né sous le Second Empire du prince Louis-Napoléon, se disait bien incarner sa devise familiale : « voir loin, parler franc, agir ferme ». Celle-ci le suivra dans sa carrière influencée par son goût pour la culture anglo-saxonne et hellénique, sa reconnaissance des bienfaits du scoutisme, son éducation chez les bons pères jésuites, ainsi que son mariage œcuménique, en l’église Saint-Pierre-de-Chaillot, avec Marie Rothan, une châtelaine alsacienne et protestante. Ses métiers et son aura peuvent se résumer au descriptif de la plaque opposée sur le mur de sa résidence parisienne, située au 20 de la rue Oudinot : « pédagogue – historien – humaniste – rénovateur des J.O. – fondateur du C.I.O. »

Ce résumé illustre parfaitement les influences que Coubertin a pu subir. Il souhaitait devenir militaire. Pour cela, il réussit le concours de Saint-Cyr. Cependant, il n’intègre pas cette grande école et décide de rejoindre en 1882 l’École libre des sciences politiques. Sa vocation d’historien et de pédagogue prend alors forme. Marquées par sa foi dans le sport, ses ambitions vont le conduire à œuvrer pour son introduction dans les établissements scolaires et à rédiger des ouvrages de pédagogie combinant de nombreux descriptifs et détails sur les pratiques sportives, ses réflexions historiques et ses engagements politiques. Autant d’éléments et de postures qui lui procurent plus d’inimitié que d’amitié de ses proches, surtout dans cet univers franco-français composé en majorité de laïcs, de républicains et d’athées, plus enclins à développer en milieu scolaire la gymnastique et l’éducation physique que le sport et la compétition entre les individus.

Obstiné, après deux années de conflits avec des dirigeants et des penseurs hostiles à ses thèses, il passe outre toutes les oppositions et s’appuie sur des soutiens étrangers partageant ses convictions et ses ambitions pour proclamer en conclusion d’une séance de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (UFSA), le 23 juin 1894 à la Sorbonne : le rétablissement des J.O., leur organisation tous les quatre ans et la circulation de leur célébration dans les grandes capitales du monde. C’est à l’unanimité des 79 délégués présents et issus de 12 pays que les propositions de Coubertin sont adoptées.

Dans la foulée, il crée le C.I.O., dont il assurera la présidence de 1896 à 1925. Las des querelles incessantes avec ses contra­dicteurs français, il s’installe à Lausanne en 1908. En 1915, il décide de déplacer définitivement le siège du C.I.O. dans cette ville, considérant que la Suisse est un territoire neutre par excellence, neutralité, selon lui, indispensable à l’épanouisse­ment de l’idéal olympique.

Après les J.O. d’été de Paris et d’hiver de Chamonix en 1924, déçu et fatigué, il démissionne de la prési­dence du C.I.O. et s’éloigne de plus en plus de l’univers olympique. Il est assez critique sur ses successeurs et anciens proches, qui lui donnent l’impression de faire peu de cas de sa personne. Il a gardé quelques amis, dont l’Allemand Carl Diem, en charge de l’organisation des J.O. de 1936, attribuée à Berlin avant l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. En guise de reconnaissance, il est fait lauréat de l’Académie des sports en 1935. Un an plus tard, le C.I.O. propose en vain son nom comme prix Nobel de la paix.

L’année suivante, il décède à Genève, oublié de la plupart des Français, dont certains ont souhaité pourtant que ses cendres soient rapatriées à Paris, au Panthéon. Sa famille s’est toujours opposée à une telle initiative, respectant en cela et à la lettre les volontés du défunt, lesquelles allaient jusqu’à exiger que son cœur soit inhumé sur le site d’Olympie en Grèce.

Les empreintes
de la personnalité
et du parcours de Coubertin

Les empreintes de la personnalité et du parcours de Coubertin se retrouvent dans des traits de l’olym­pisme actuel et de son évolution.

Coubertin et le C.I.O. d’aujour­d’hui, même combat et même ambition à un siècle d’intervalle : une réalité et une image contrastées, pour ne pas dire conflictuelles et contradic­toires ; une même obstination pour marquer leur différence dans un monde troublé et pour tenter de maintenir une certaine indépendance à l’égard de tout entrisme politique ou religieux ; la primauté des bonnes relations internationales sur la défense des intérêts nationaux. En résumé : les vertus du sport au-dessus de tout.

Mais les similitudes et les diffé­rences éventuelles ne s’arrêtent pas à ce simple constat. Le questionnement relatif aux contributions et aux perspectives de Coubertin se retrouve assez dans les problématiques qui se posent toujours aujourd’hui au C.I.O. et qu’il tente de résoudre.

Nombreuses sont les thèses qui s’opposent sur la personnalité de Coubertin, tout comme les controverses qui perdurent sur le contenu de son œuvre et la nature de ses déclarations. Juger Coubertin sans prendre en considération l’époque à laquelle il vivait et l’ambiance qui y régnait serait ridicule et conduirait à de profonds malentendus. Quelques exemples de jugement sur cet homme pour illustrer ce propos suffisent à voir combien Coubertin reste encore une sorte de mythe, pour ne pas dire d’énigme, et une personnalité qu’il est complexe de cerner, tant elle est riche et contrastée. Combien il est intéressant de constater que les analyses critiques effectuées quant à la personnalité de Coubertin se retrouvent aujourd’hui, à tort ou à raison, dans celles concernant le C.I.O. et le mouvement olympique. Quelques allégations concernant Coubertin, et en écho ces derniers :

Coubertin : un réactionnaire militant politique ?

Parce qu’il s’appuyait pour faire passer ses convictions en matière de sport sur des théories en vigueur et défendues par certains pouvoirs scientifiques et politiques de son temps ? Il faut savoir que la notion de compétition et de besoin de se surpasser n’était pas admise par les tenants d’une éducation sportive à l’école qui se devait égalitaire, donc limitée à la gymnastique. Faire référence à des études scientifiques pour considérer que l’homme ne peut pas vivre sainement et s’épanouir sans avoir été éduqué dans un esprit de compétition peut effectivement être contesté et choquer certaines âmes bien-pensantes de nos jours.

Pour Coubertin, le besoin de s’affronter est inné en l’homme et a toujours existé. Aussi est-il nécessaire de l’encadrer, selon des règles que l’on retrouve dans la Charte olympique actuelle. Réactionnaire, sans doute pas, mais militant politique, assurément, tout comme le C.I.O. en tant qu’acteur magnifiant le champion olympique et développant ses actions diplomatiques d’éducation et de paix.

Coubertin : un réactionnaire colonialiste et raciste ?

Parce qu’il se disait fier « d’être un colonial fanatique », qu’il voyait dans le sport un excellent moyen « pour discipliner les indigènes », que « ces derniers avaient l’apanage de la force physique et qu’il appartenait à l’homme occidental de leur apprendre à s’en servir » ? Difficile effectivement pour les tenants de l’inexistence des races ou l’absence de différences entre elles d’accepter de tels propos, surtout quand ils sont accompagnés de déclarations reprises par certaines élites de la IIIe République du type : « les races sont de valeurs différentes et à la race blanche, d’essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance ».

Sorties ou non de leur contexte, de telles affirmations « font froid dans le dos » ! Coubertin voulait-il dire, à l’instar de ses pairs, qu’il était indispensable « d’inclure » les indigènes dans notre moule d’éducation européenne pour leur permettre de mieux mettre en valeur leurs qualités innées ? Si tel était le cas, cette forme de générosité ou de main tendue à l’autre qui est différent s’apparenterait effectivement à du racisme stricto sensu. N’est-ce pas une accusation de cette nature qui serait parfois faite au C.I.O. lorsqu’on lui reproche, à tort ou à raison, d’être sous la coupe de responsables d’origine essentiellement européenne ou anglo-saxonne ?

Il est curieux de noter que l’on retrouve l’approche de Coubertin sur les ethnies dans la vision qu’il porte sur les composantes de nos sociétés. En effet, il semble considérer que « les faibles, les malades, les humbles… pourraient être traités de façon différente pour permettre aux forts de ne pas être retardés dans leur éducation ». Difficile là encore de supporter de tels propos, si effectivement son auteur se sent proche des thèses dangereuses et perverses conduisant à une forme d’eugénisme primaire.

Il est malheureux de constater qu’aujourd’hui encore, en dépit de progrès certains en matière d’inclusion, le traitement différencié qui est fait pour les Jeux paralympiques par rapport aux Jeux olympiques eux-mêmes trouve des relents de théories véhiculées au temps de Coubertin.

Concernant ce dernier point, deux illustrations.

Seuls sept membres du C.I.O., parmi la centaine qui le compose, ont fait acte de présence à la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques de Rio de Janeiro au Brésil le 7 septembre 2016 ; une seule page dans le journal L’Équipe traitant des résultats de ces derniers, contre plus de seize pages pour relater quotidiennement les exploits des athlètes des Jeux olympiques. Les Jeux paralympiques de Tokyo en 2021 ou de Pékin en 2022, en dépit de la qualité de leurs retransmissions télévisuelles, n’ont pas eu un meilleur traitement que celui assuré lors des Jeux précédents.

Deuxième illustration : En dépit de toutes les belles paroles et promesses effectuées, la ségrégation voulue par certains entre les valides et les handicapés prédomine. À quand l’unité olympique promise dans la reconnaissance et le traitement équilibré et égalitaire des exploits des uns et des autres ? Ce n’est pas en se référant à Coubertin et aux thèses que certains pensent devoir lui attribuer que la solution sera trouvée, et ce d’autant plus qu’au sein du mouvement olympique des courants d’influence majeurs s’opposent à toute unification lors d’un même événement des Jeux olympiques et des Jeux paralympiques, prétextant des difficultés de logistique et même d’intérêt économique. Rien pourtant n’interdit de réduire le gigantisme des Jeux olympiques pour y intégrer les Paralympiques. Tant que la séparation de ces deux manifestations dans le temps sera maintenue, gageons que l’intégration complète des sportifs en situation de handicap ne pourra se faire que lentement.

Coubertin : un réactionnaire misogyne ?

Parce qu’il s’est opposé farouchement à la participation des femmes aux Jeux olympiques ? Coubertin ne disait-il pas à propos du sport féminin : « impratique, inintéressant, inesthétique, et, nous ne craignons pas de le dire, incorrect » ?! Misogyne sans doute et rétrograde à coup sûr.

La condescendance à l’égard des femmes à cette époque dépasse l’entendement pour nous qui vivons dans une société qui se dit chercher, à tout prix et à marche forcée avec les courants féministes, une réelle égalité de traitement entre les femmes et les hommes. Pour s’en convaincre, quelques affirmations que l’on trouve sous la plume du soi-disant visionnaire Coubertin, rénovateur des Jeux olympiques de l’ère moderne et à l’origine du C.I.O., ou sous celle de ses principaux soutiens. Les mots et la forme utilisés pour les écrire ou les prononcer relèveraient de nos jours tant de la provocation que de la diffamation : « une petite olympiade femelle ou une demi-olympiade féminine, quel sera l’intérêt ? » Ou encore : « au travers de notre conception des J.O., nous estimons devoir continuer à appliquer la formule suivante : l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle, avec l’internationalisme pour base, la loyauté pour moyen, l’art pour cadre et l’applaudissement féminin pour récompense ».

Explicite ! Si cela n’est pas de la misogynie, cela y ressemble beaucoup et conduit à penser que Coubertin ne militait pas pour que la femme soit considérée comme l’égale de l’homme en lui permettant de partager les mêmes devoirs et les mêmes droits dans une même communauté.

En cela, il ne faisait que suivre l’esprit du temps. Ainsi, bien qu’en prônant l’égalité homme-femme, la IIIe République, née dans les cendres de la défaite contre la Prusse en 1870 et morte dans les affres du régime de Vichy lors de la Seconde Guerre mondiale de 1939-1945, n’était donc pas à un paradoxe près. Elle pratiquait la discrimination à tous les étages, laquelle se retrouvait dans la gouvernance sportive de cette période. Par exemple, les deux plus importantes fédérations françaises de gymnastique de l’époque restaient exclusivement masculines et considéraient que le sport féminin devait être géré à part. Comble du paradoxe, il a fallu attendre le régime de Vichy, en 1942, pour que soit imposée la mixité.

Quand on voit aujourd’hui encore la représentation minoritaire des femmes au sein du C.I.O. (moins de 40 %) et des organes de gouvernance du sport mondial, eu égard au pourcentage qu’elles représentent dans la pratique sportive, on ne peut que constater que beaucoup d’efforts sont encore à déployer pour atteindre dans des délais supportables la mixité réclamée. Est-ce les origines du C.I.O. et les conditions de sa création qui sont toujours aussi prégnantes et expliquent cet état de fait ? Est-ce l’absence de compétitions mixtes, excepté dans l’équitation, qui encouragerait cette discrimination devenue rédhibitoire, puisque, pour des raisons physiques et morphologiques, il serait vain de faire concourir, à armes égales, les femmes et les hommes dans une même épreuve sportive ?

Sujet d’actualité pour les membres du C.I.O., au sein duquel il serait intéressant de connaître l’avis de trois femmes si enclines à prendre leurs responsabilités : l’Américaine Anita Defrantz, la Marocaine Nawal El Moutawakel et la Russe, l’ambitieuse championne perchiste, Yelena Ysinbayeva. Avis qu’il serait tout aussi utile de demander à l’ancienne membre du C.I.O., particulièrement active dans le monde olympique, l’Allemande Claudia Bockel.

En attendant, depuis les J.O. de Londres de 2012, nous sommes bien loin de la farouche opposition affichée par Coubertin, même si les premières femmes admises aux J.O. le furent en 1924 à Paris ; l’égalité homme-femme parmi les athlètes participant aux Jeux est devenue une quasi obligation et une réalité.

Coubertin : réactionnaire, nationaliste, militariste et va-t-en-guerre ?

Parce qu’il répétait au début du siècle dernier que le sport de compétition et l’activité physique auraient aussi pour vertu notamment de renforcer les aptitudes des citoyens pour combattre à la guerre, et pourquoi pas en conséquence prendre leur revanche contre l’ennemi prussien ? La pratique du sport, telle que Coubertin l’envisageait, serait donc une arme nouvelle pour entrer en guerre en 1914 et vaincre plus facilement ce rival héréditaire si bien entraîné à l’effort, donc au succès ?

Parce que patriote déçu ayant hâte de récupérer nos chères provinces d’Alsace et de Lorraine ? Parce que son beau-père, l’Alsacien Gustave Rothan, avait été ministre plénipotentiaire de Napoléon III dans les pays allemands ? Certaine­ment pas, même si on le suspectait d’avoir une admiration pour l’ordre prussien et plus grave encore qu’il se félicitait officiellement de voir le gouvernement allemand préparer au mieux les Jeux de Berlin de 1936 et qu’il remerciait son
chef Hitler de les avoir si bien organisés et célébrés. À cet effet n’enregistra-t-il pas un message qui fut lu à la cérémonie de clôture des Jeux et qui disait en substance : « que le peuple allemand et son chef soient remerciés pour ce qu’ils viennent d’accomplir » ?

Gustave Rothan. Photographie Antoine Meyer, 1886. Gallica.

Cela était de trop pour certains historiens. Aucun doute n’était permis : Coubertin était certes un vrai patriote français, mais il admirait Hitler pour son sens de l’ordre et de l’organisation. L’affirmer aussi brutalement pourrait conduire certains à penser qu’il se sentait à l’aise avec le régime mis en place par le Führer allemand. Gardons-nous bien de donner corps à un jugement conclusif de ce type, aussi péremptoire et farfelu qu’injurieux.

Un simple et authentique gentilhomme d’un autre siècle ?

En définitive : Coubertin ne serait-il pas qu’un simple et authentique gentilhomme d’un autre siècle ?

En fait, on prête beaucoup à Coubertin et surtout, on sort souvent de son contexte des déclarations qu’il aurait faites et des prises de position qu’il aurait affichées. S’il était effectivement ce personnage « douteux » et réactionnaire que quelques sociologues avisés et historiens savants trouvent en lui, on peut se demander pourquoi il connaît une telle reconnaissance posthume, et ce à un niveau plus international que français.

Cette attitude de certains, si critiques de l’œuvre et de la personne de Coubertin, fait penser à celle de ces exégètes qui se sont déchaînés à l’égard d’Hergé, ce célèbre inventeur de Tintin. Ces pourfendeurs du talent de ce dessinateur de bandes dessinées, que l’on lit de 7 à 77 ans, ne voyaient dans les aventures de son héros que le reflet de la pensée de son auteur et de son tropisme pour les idées nationalistes et colonialistes. Hergé en a payé le prix tout au long de sa vie et assurément le prix fort à la Libération en 1945. Peut-on raisonnablement et sans nuance affirmer que les histoires qu’il nous narre dans ces différents albums sont le seul fruit de ses penchants et états d’âme ou ne sont que l’illustration d’idées répandues dans la société belge de l’époque ? Trancher doctement pour l’une des deux thèses serait bien présomptueux.

À chacun sa vérité et oser faire cette triviale analogie avec l’œuvre de Coubertin, c’est, non pour provoquer, mais pour nous conforter dans l’idée qu’il aurait été grave de juger un homme en ne tenant pas compte de l’époque à laquelle il a vécu.

Aussi, essayons modestement, non de le juger, mais de l’analyser et de conforter nos convictions quant à la pérennité de son influence dans l’évolution du monde sportif. Quand on voit l’importance que son nom évoque encore aujourd’hui dans les chaumières olympiques, on peut se dire que l’ombre de Coubertin n’est pas près de disparaître dans l’univers du sport et de l’éducation. Il en sera de même très certainement pour Hergé et notre sympathique Tintin, accompagné de son fidèle Milou ! La rançon du talent, reconnu de son vivant ou posthume, sans doute.

Concernant notre rénovateur de l’olympisme en effet, nous sommes surpris de constater que sa reconnaissance est à géométrie variable : des centaines de collèges, rues, stades et autres lieux en France portent son nom, mais peu de distinctions nationales officielles pour ses contributions à l’éducation et pour avoir milité pour la cause du C.I.O. comme instrument de paix, universel et indépendant. Une fois de plus, l’adage que nul n’est prophète dans son pays s’applique à toutes les époques.

Et pourtant, on ne peut douter de la sincérité et du courage de Coubertin pour que l’olympisme réponde à son objectif de paix et d’éducation. Son objectif a-t-il été atteint et son obstination récompensée ? Cela est une autre histoire, qui mérite à elle seule une réflexion spécifique. En attendant, personne ne s’est offusqué et ne s’est opposé à la demande du C.I.O. de faire l’année 2013 « année Pierre-de-Coubertin », en l’honneur du cent-cinquantième anniversaire de sa naissance. Tout comme personne, sur un autre plan, n’a relevé que c’est en pleine trêve olympique, décrétée par le C.I.O. pour la période des Jeux olympiques de Pékin, commencée en février 2022, que Poutine, si fier d’avoir organisé les Jeux d’hiver de Sotchi en 2014 et cherchant à tout prix que la Russie demeure un acteur-clef du mouvement olympique, a décrété l’invasion militaire de l’Ukraine. Ce concept de trêve olympique, exigeant le silence des armes et l’arrêt des conflits en ce monde durant la période des J.O., si cher à Coubertin et à ses successeurs, se trouve malheureusement être plus une ambition légitime et recherchée par le C.I.O. qu’une réalité.

Par ailleurs, d’aucuns se réclament disciples de Coubertin sans connaître forcément ce qu’il était et lui attribuent beaucoup et souvent à tort, quitte à déformer sa pensée. Il n’a, par exemple, jamais créé la formule « l’important n’est pas de gagner, mais de participer ». En fait, il ne fit que l’emprunter à l’évêque de Londres, qui la prononça lors de la messe olympique des premiers Jeux à s’être déroulés dans la capitale anglaise, en 1908. Coubertin s’est permis de la compléter en déclarant : « l’important dans la vie n’est pas le triomphe, mais le combat. L’essentiel n’est pas d’avoir vaincu, mais de s’être bien battu ». Intéressante nuance qui dénote en lui un homme plus d’honneur que de vanité.

Autre exemple d’attribution erronée : la remarquable devise de l’olympisme citius, altius, fortius. Elle n’est pas de lui, mais de son ami dominicain, le père Henri Didon, recteur du collège Albert-le-Grand d’Arcueil. Il a considéré qu’elle s’appliquait parfaitement aux Jeux olympiques et à l’idéal qu’ils repré­sentent : plus vite (citius) athlétiquement, plus haut (altius) spirituellement, plus fort (fortius) mentalement.

Le père Henri Didon. Photographie Pierre Petit. Wikimedia Commons.

La justification de cet emprunt montre que dans le cadre de l’olympisme, le sport, la morale et l’esprit ne font qu’un pour Coubertin, et confirme sa conviction que l’activité physique est morale et n’est pas contraire à la culture ou même aux disciplines artistiques, qu’il appréciait tout particulièrement. En cela, il fait sienne la citation latine : mens sana in corpore sano (« un esprit sain dans un corps sain »). Le C.I.O. d’aujourd’hui perpétue cette volonté morale et culturelle, et même en l’amplifiant, au travers de multiples cérémonies, telles que celles des remises des médailles olympiques aux champions ou celles d’ouverture et de clôture des J.O., lesquelles ont de plus en plus pour objectif de mettre en valeur les cultures, l’histoire et les patrimoines nationaux.

Concernant la posture raciste, colonialiste, nationaliste et sexiste que certains experts lui attribuent aujourd’hui, il conviendrait d’apporter plus que des nuances mais de véritables corrections, en se remémorant ce qu’était l’état d’esprit de la IIIe République, à laquelle avait affaire Coubertin.

Les propos qu’il pouvait tenir semblaient bien faibles par rapport à ceux tenus sur le colonialisme et les inégalités des races par des personnages aussi importants que furent les célèbres ministres de l’Instruction publique Jules Ferry et Paul Bert. Il suffit de relire certains manuels scolaires d’histoire et de géographie de l’époque pour comprendre l’ambiance nationaliste et même propagandiste qui dominait sous la IIIe République.

Concernant la recherche de la performance des hommes s’adonnant à l’activité physique et à la compétition dans le but de faire le cas échéant des soldats aguerris, ne voyait-on pas poindre déjà de savants personnages, tels que les pères de la culture physique Edmond Desbonnet et Georges Rouhet, qui, s’inspirant des techniques d’amélioration de la race chevaline, souhaitaient voir mener au plus vite une réflexion sur « l’art de créer un sang pur humain » ?

Prise à froid, une telle supplique, entendue par certains dirigeants politiques, ne peut que nous glacer et ouvrir les portes à toutes les dérives possibles, dont le dopage serait l’exemple de nos jours le plus frappant et abouti. Comment, le dopage faisant appel aux techniques de transfusion sanguine trouverait son origine et sa justification dans l’œuvre d’amis de Coubertin ? Mieux vaut être aveugle que lire cela ou procéder par amalgame pour mieux ternir les dérives actuelles du sport !

Concernant son prétendu racisme et la sévère critique le faisant passer pour un admirateur du régime allemand et d’Hitler, il suffit de rappeler deux éléments qui plaident en la faveur de Coubertin. En 1904 aux Jeux de Saint-Louis aux États-Unis, il s’oppose avec véhémence, en tant que président du C.I.O., à l’organisation des scandaleuses « journées anthropologiques destinées aux représentants des tribus sauvages et non civilisées ». Trente-deux ans plus tard, en dépit de pressions multiples et continuelles de ses amis allemands, il refuse d’assister aux Jeux de Berlin, refusant ainsi de donner une quelconque caution aux messages et aux images qui seraient véhiculés à l’occasion de ceux-ci.

Son opposition sur l’accès des femmes à la compétition sportive est le reflet de ce que disait la faculté de médecine sur les effets nocifs de l’effort sur la physiologie de la femme, dont le corps ne serait pas fait pour supporter certains chocs. Il n’était pas rare d’entendre à cette époque et encore entre les deux guerres d’éminents professeurs affirmer que « la femme était faite non pour lutter, mais pour procréer ! » De tels propos, aussi révoltants qu’ils soient, n’étaient pas malheureusement une exception. Coubertin, aussi intelligent qu’il ait pu être, ne pouvait en faire abstraction pour avoir une quelconque chance d’être entendu et de faire valoir ses idées sur la nécessité d’introduire le sport de compétition dans les établissements scolaires.

Ne pas s’opposer à la docte ambiance concernant la ségrégation homme-femme n’est guère courageux et pourrait s’assimiler pour certains à du cynisme. Une noble vertu, comme le dépassement de soi ou le respect de l’esprit de compétition, peut-elle être défendue et promue, par tous les moyens, y compris celui de sacrifier une catégorie de personnes, la santé de certains ou de se taire face à des injustices ? Autre question qui, englobant nombre de préoccupations, se pose toujours et encore au C.I.O.

Une curiosité intellectuelle quant à certaines de ses prises de position

En fait : Coubertin suscite une curiosité intellectuelle quant à certaines de ses prises de position.

À la lecture de ses œuvres et prenant en compte la société dans laquelle il a vécu, il serait tout aussi ridicule et stupide de porter aux nues Pierre de Coubertin que de le condamner. Il a été l’acteur majeur de la renaissance des Jeux olympiques, après plus de quinze siècles de sommeil. Il est le créateur d’une institution olympique, instrument de paix et d’éducation, qu’il voulait indépendante, autonome, internationale, universelle et où le principe de la sélection des individus et leur cooptation était, à son avis, la meilleure garantie d’une saine gouvernance sportive. Déjà rien que pour cela, le baron Pierre de Coubertin mérite le respect, une attention particulière et un jugement objectif quant à ses contributions.

À ce stade de l’exploration du mythe ou de la réalité olympique de Coubertin et pour répondre à certaines des précédentes interrogations, qu’il me soit permis de relater un témoignage sous la forme d’une anecdote personnelle. Il se trouve que mon grand-père paternel (grand officier de la Légion d’honneur), le général Jean-Robert de Rendinger, sorti de Saint-Cyr en 1902 dans l’infanterie coloniale, m’a donné l’opportunité de lui poser, de son vivant, toutes mes questions sur sa carrière. Ses réponses et le souvenir que j’en ai seront pour moi une chance. Ils m’ont permis en effet, sans le savoir à l’époque, d’appréhender encore plus et sans doute mieux aujourd’hui ce que pouvaient être réellement Coubertin et son époque. En conséquence, la vie de cet aïeul de grand-père nous intéresse particulièrement, car elle touche une période où sa carrière lui a permis d’être confronté à l’ambiance républicaine du moment et où son chemin a croisé plusieurs fois celui de Pierre de Coubertin.

Sa vie militaire, coloniale et politique peut se décomposer en trois temps : celui des colonies sur l’ensemble de la période allant de 1904 à 1941, celui de la préparation et du déroulement de la Première Guerre mondiale et enfin celui de ses rencontres avec Pierre de Coubertin, en tant que président du C.I.O., entre 1920 et 1926, période durant laquelle mon grand-père a été affecté à la maison militaire de la Présidence de la République française (appelée aujourd’hui l’état-major particulier du Président).

J’avais à peine 12 ans en 1956 quand ce vénérable personnage, ayant découvert l’intérêt pour l’histoire et le sport que je partageais avec mon frère aîné, se dévoila à moi pour me faire part de ses souvenirs. Il me raconta, avec moult détails et des mots simples propres à fasciner l’enfant que j’étais, sa conception de la colonisation, son amour pour la France et sa fierté de servir sa patrie, ses rencontres avec le général de Gaulle et ses idées sur le sport et l’olympisme.

Ses multiples et longues affectations dès 1904 en Afrique occidentale et équatoriale française, ainsi qu’en Indochine, les responsabilités qu’il a exercées sous la direction du maréchal Lyautey dans le cadre de l’Exposition coloniale tenue à Paris de 1931 à 1933… lui permettaient de parler avec justesse et crédibilité de ce qu’était en réalité sa vie de représentant de la « force coloniale française ». Mesurant les honneurs et les témoignages d’amitié et d’affection qu’il reçut d’anonymes et de puissants dirigeants indigènes des territoires où il est passé, le jour de ses obsèques en mars 1958, on peut se rassurer sur le fait que son œuvre aux colonies n’a rien à voir avec certaines caricatures que l’on transmet à nos enfants sur ce que fut la période coloniale. En cela, ses expériences coloniales sont une bonne base pour prendre suffisamment de recul par rapport aux convictions coloniales d’un Coubertin.

Jean-Robert de Rendinger savait dans ses récits faire la part des choses et avouer qu’il n’était pas toujours d’accord, bien que militaire, avec les ordres reçus. Il connaissait sa mission, qui consistait à pacifier les contrées en s’interposant dans les luttes tribales, à jeter les bases d’une administration des territoires partagée avec les locaux, à proposer une médecine moderne et évidemment à défendre les intérêts stratégiques de la France dans son empire colonial. Son éducation, son intelligence et son ouverture aux autres le tenaient éloigné des discussions sur la prétendue supériorité de la race blanche sur les autres. Rien à voir donc avec le procès que l’on pourrait faire à l’intention de tous ceux qui ont servi la France et son empire.

L’essentiel de ses mérites militaires, il les a obtenus sur les champs de bataille et grâce à la manière dont il a su dénouer certaines crises diplomatiques. Ses origines l’ont conduit naturellement à s’engager beaucoup pour que l’Alsace-Lorraine redevienne française à part entière.

Avec Pierre de Coubertin, Jean-Robert de Rendinger a eu l’occasion de s’entretenir de l’éducation sportive, dont son beau-père (mon arrière grand-père) Henri Bellot de Busy, personnage à la réputation aussi complexe que difficile, avait fait une obsession, au point d’écrire au ministre de l’Instruction publique en 1885 sur l’impérieuse nécessité de développer le sport dans les établissements scolaires.

Tout autant, Rendinger a pu échanger avec Coubertin des bienfaits et des maléfices de la colonisation, de l’art de la guerre, du patriotisme, du nationalisme et du sport.

En effet, recruté par le président de la République Alexandre Millerand en 1920, puis confirmé par son successeur Gaston Doumergue en 1924, Jean-Robert de Rendinger a participé de l’Élysée à la préparation des J.O. de 1924 à Paris. Ainsi le voit-on notamment œuvrer auprès de son Président lors de leur cérémonie d’ouverture le 5 juillet à Colombes. Ce cliché fut l’une des premières photos que mon grand-père, grand amateur de l’art photographique, me donna en 1956. Quarante ans plus tard, tout un symbole, j’en remis amicalement une copie au président du C.I.O. de l’époque, le Catalan Juan Antonio Samaranch.

Il est clair que mon grand-père ne partageait pas toutes les convictions de Coubertin et encore moins ses certitudes. Au travers de nos discussions, je sentais qu’il respectait l’homme pour sa vision du sport et son savoir-faire pour se faire entendre. Il partageait avec lui ses passions pour l’histoire, mais rejetait catégoriquement ses « maladresses », sincères ou non, à propos de ses déclarations sur les questions raciales et du rôle des femmes dans la société. En bref, il semblait le respecter pour ses talents d’historien et de pédagogue, mais le contester fermement pour ses convictions et ses approches de scientifique concernant l’étude des hommes et de leur comportement.

Par ailleurs, tout en donnant l’impression de ne guère apprécier les polémiques qu’il avait provoquées, jamais mon général de grand-père n’a catalogué Pierre de Coubertin comme un passéiste, réactionnaire et raciste, sous prétexte qu’il glorifiait le passé, en se référant au temps de la civilisation grecque et qu’il pointait le devoir et la responsabilité de certains grands pays européens « d’éduquer » les territoires coloniaux conquis. Il réfutait ce terme inapproprié et péjoratif « d’éducation » des peuples colonisés par les colonisateurs de l’époque et le remplaçait par celui « d’administration ».

J’ai la conviction que la précision du précieux souvenir de ces longues conversations avec un aïeul qui savait dialoguer avec l’adolescent que j’étais m’a aidé à dominer les réactions que me suscite encore aujourd’hui la lecture des œuvres de Coubertin. En effet, la plupart de ces conversations restent loin, quant à leurs conclusions, des déclarations et des interprétations qui sont faites, souvent à l’emporte-pièce, sur le cas de cet original baron d’un autre siècle.

Un héritage à inventorier et surtout à faire évoluer

Assurément Coubertin était un être sûr de son fait et obstiné pour arriver à ses fins. Humaniste, chercheur, mais aux prétentions scientifiques contestables, helléniste, passionné de politique et de littérature, pédagogue, chrétien, catholique social et, bien qu’il se soit rallié à la République des Ferry, Gambetta et Carnot, son esprit était plus monarchiste que républicain, plus élitiste que démocrate. Il se définissait en fait comme un apolitique libéral, comme de nombreux aristocrates de son époque qui se retrouvaient dans les quartiers bourgeois parisiens.

Ses études de sciences politiques n’avaient pas gommé son goût originel pour la carrière militaire. Il était ainsi antidreyfusard, non pas par antisémitisme, mais par respect de l’ordre militaire. Espérons qu’effectivement, la soumission à cette règle n’était pas le placebo facile pour lui afin de masquer ce fléau antisémite qui sévissait dans nombre de sphères de la société qu’il fréquentait à l’époque.

Enfin, c’est ce qui renforce la noblesse de sa conception du sport, il est un sportif complet. De ses séjours scolaires en Grande-Bretagne notamment, il avait pris goût pour la pratique régulière de disciplines sportives, telles que la boxe, l’escrime, l’aviron, le tir et l’équitation. Coubertin était ainsi en quelque sorte un pentathlonien des temps modernes !

En résumé, il était persuadé de la justesse de sa vision du sport et de l’olympisme, d’une part, et d’autre part, il considérait que chacun pouvait rejoindre les élites par la pratique sportive et l’effort. Nous sommes donc, là encore, loin de cette caricature de génie talentueux, de prophète olympique ou de réactionnaire aux convictions et recherches douteuses.

Pour moi, il est avant tout l’illustration d’un homme cultivé, curieux, d’une certaine époque, et qui s’était forgé une conception de l’olympisme moderne et de ses bienfaits. Cela mérite en soi le respect, et ce d’autant plus que plus qu’un siècle plus tard, son œuvre, aussi vénérée ou contestée qu’elle puisse être, a pris une dimension économique et médiatique unique, difficilement imaginable de son temps.

Si, pour certains, cette dimension florissante est une preuve valable des quartiers de noblesse du mouvement olympique, il n’est cependant guère aisé d’imaginer que notre brave baron de Coubertin ait envisagé, même dans ses rêves les plus fous, une telle évolution. La cuisine olympique d’aujourd’hui est effectivement à des années-lumière de la petite tambouille que quelques comploteurs contre la doctrine sportive de l’époque étaient obligés de se concocter avant d’apparaître au grand jour à la Sorbonne en juin 1894.

Utilité du sport et de la compétition

En conclusion : Coubertin n’était certes pas un visionnaire de l’avenir de notre société, mais était un être convaincu, obstiné et ayant une analyse structurée, intéressante et passionnée de l’utilité du sport, de la compétition entre les hommes et de la finalité des Jeux olympiques modernes.

Si l’on peut dire que son héritage a été significatif pour la cause du sport et qu’il a été un acteur-clef de la renaissance de l’olympisme et de ses valeurs applicables à nos sociétés, il n’a en revanche pas été effectivement ce révolutionnaire de la pensée de l’époque et ce visionnaire d’un monde nouveau et inéluctable que certains laisseraient croire.

Cette lacune de ne pas être un visionnaire est sans doute la cause du jugement contradictoire et parfois sévère que l’on peut porter a posteriori sur son œuvre et ses contributions. Il a légué à ses successeurs un bel instrument d’éducation et de gouvernance sportive. Cependant, devant se concentrer sur la gestion de cet instrument au jour le jour en fonction de ses convictions et dans l’obligation de s’échiner à l’imposer à ses pairs, il se sentait obligé parfois de se rendre complaisant, par souci d’efficacité, avec les principes et les théories en vogue à son époque. Ainsi prête-t-il le flanc à la critique et à de multiples interprétations sur la réelle sincérité de certaines de ses convictions.

Avoir une vision du sport est utile pour gérer celui-ci efficacement. Ne pas projeter cette vision dans l’avenir vous condamne d’une manière ou d’une autre à être dépendant et tributaire du contexte présent et à vous mettre dans l’incapacité d’être reconnu comme précurseur et acteur de la construction de l’avenir. Assurément, cette absence de vision à long terme de l’évolution de la société et cette contrainte de s’inscrire dans les contradictions de l’époque ont limité la faculté de Coubertin à imaginer l’olympisme du lendemain et ont influencé sérieusement l’état d’esprit et les modes de gestion de la plupart de ses successeurs à la tête et au sein du C.I.O. au cours du siècle dernier.

La manière prudente et diplomatique avec laquelle ce dernier affronte les affaires et les scandales actuels en est là aussi une parfaite illustration. Aussi appartient-il aux membres du C.I.O., s’ils souhaitent maintenir leur légitimité, ne pas être taxés d’être soumis aux forces politiques extérieures et surtout ne pas rester figés dans les limites du présent, de savoir régler les problèmes du quotidien tout en projetant dans l’avenir la vision qu’ils ont du sport.

Coubertin a marqué une rupture, a su créer un puissant mouvement et lui donner des outils pour le gérer. Ce mouvement repose sur des vertus, pour certaines, immuables et incontournables. Cependant, quelle valeur et quelle pérennité aurait cet héritage formulé à une certaine époque s’il ne s’accompagnait pas d’une réflexion permanente sur ce que pourrait être la société de demain, au sein de laquelle le sport et l’olympisme auraient toute leur place ? C’est sans doute aujourd’hui le plus beau défi du C.I.O. et de son président, à l’instar de celui du Vatican et du pape pour la religion, qui serait de savoir dépasser la gestion quotidienne des problèmes pour mieux appréhender l’avenir.

Éternel dilemme entre la position passive du suiveur et la puissante force d’attraction de celui qui guide en sachant prévoir et anticiper. Savoir vivre le présent est une obligation, savoir contribuer au progrès de nos sociétés est une reconnaissance. Plus que jamais, le C.I.O., héritier fidèle de Coubertin, est condamné, pour entretenir sa légitimité, non plus seulement à construire son avenir, mais encore, pour maintenir une crédibilité certaine, à contribuer à l’équilibre et au progrès de notre société. Ce devoir lié à l’héritage de Coubertin, le C.I.O. aujourd’hui l’a-t-il compris, admis et exécuté ? Même si sa mutation paraît trop lente, il semble que oui, mais y arrivera-t-il dans des délais raisonnables ? Coubertin en son temps avait « renversé la table », mais celle-ci n’avait pas la taille de celle d’aujourd’hui. Aussi, celle-ci est beaucoup plus difficile à bouger et le nombre de convives vivant de l’olympisme plus important.

Vaste programme et riche menu donc pour les propriétaires des anneaux olympiques, gestionnaires de l’ensemble de l’héritage de Coubertin, avec ses plus et ses moins. Ils font partie de l’ordre olympique. Que vous soyez décideurs du C.I.O. ou responsables d’une organisation de Jeux olympiques, ne pas se prononcer ou ne pas se comprendre sur cet état de fait ne peut que mener à une impasse.

Mais l’image, la réputation et les valeurs incarnées par le C.I.O. aujourd’hui ont-elles encore tous les attraits, atouts et crédits pour répondre à cette noble et intéressante ambition ? Comment Paris 2024 peut-il s’inscrire dans ce débat et apporter son écot, sans être dupe, complaisant et arrogant ? Ce lien et le partage des valeurs qui doivent se tisser entre Coubertin, le C.I.O., son président et chacun de ses membres, Paris 2024, ainsi que les athlètes, les pouvoirs publics, les médias et les citoyens appelés à soutenir les prochains Jeux d’été se déroulant sur le territoire français, devraient effectivement relever de cette alchimie. Celle-ci s’apparente plus à de la grande et fine gastronomie qu’à de la vulgaire cuisine servie dans la restauration rapide.

Est-ce encore possible et effectivement le cas ? Tout est envisageable, même si le présent environnement mondial est particulièrement déstabilisé. Un olympisme « revisité » et modernisé pourrait-il, un siècle après Coubertin et dans les temps qui courent, vivre une nouvelle rupture et devenir pour nos sociétés un atout de refuge ? Et pourquoi pas, pour les responsables de nos États, une valeur de référence politique et sociétale ? Chacun peut et a le droit de caresser ce rêve pour la décennie à venir et en premier lieu l’héritier actuel de Coubertin à la tête du C.I.O., le président Thomas Bach. Sa volonté de faire évoluer le mouvement olympique est connue. Ses pairs le suivront-ils ? L’avenir nous le dira rapidement.

Quant à moi, en dépit des failles de Coubertin, j’apprécie le mythe qu’il incarne. Certes, l’homme, originaire d’un pays qui a l’habitude de vénérer ses gloires et ses lumières, n’est pas Charlemagne, Victor Hugo, Bonaparte, Tocqueville, Montesquieu, Pasteur ou de Gaulle. À défaut d’avoir été « nobélisé », il est surtout cet homme déterminé, humaniste et pédagogue, qui a eu le courage de relancer l’olympisme à une certaine époque et d’offrir un corpus d’éducation élaboré et d’idéaux sains pour les jeunes. Pour nous, nous pouvons aimer l’olympisme et ses valeurs, grâce notamment aux Jeux olympiques, qu’ils sont censés représenter.

Toutefois, pour cela, doit-on condamner ceux qui, appréhendant l’évolution du monde du sport et la personnalité du baron Pierre de Coubertin, se détournent de la cause olympique, car déçus de considérer qu’au travers de ce personnage complexe, l’olympisme et les J.O. ne méritent décidément pas que l’on s’y attarde ? Le débat aussi sur ce sujet reste ouvert et loin d’être clos, et ce d’autant plus que, pour certains, dans le monde actuel, il existe des besoins d’investissement autrement plus prioritaires que ceux relevant des questions olympiques.

Tout comme à notre échelle nationale et puisque le développement du sport a été décrété par le président de la République Emmanuel Macron « grande cause nationale pour 2024 », il est logique de se prononcer sur l’intéressante question de l’attribution de la Légion d’honneur aux représentants du sport français, sachant que le sport est devenu une véritable et importante industrie économique contribuant au développement et au prestige de la France. À ce titre, il va de soi, à l’instar de ce qui s’applique à d’autres secteurs de l’économie, que les champions olympiques et mondiaux, ainsi que leurs dirigeants, méritent cet honneur. Si ces champions ont atteint leurs objectifs dans le cadre d’une discipline qu’ils pratiquent individuellement, la question semble heureusement ne plus se poser. En est-il de même pour les champions pratiquant un sport d’équipe ? Il semblerait que le débat pour ou contre honorer l’ensemble des membres de l’équipe semble malheureusement encore ouvert pour certains.

Armand-Victor de Rendinger.

Le baron Armand-Victor de Rendinger (AHH 30), chevalier de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, ancien associé du cabinet Andersen Consulting et observateur permanent de l’évolution du mouvement olympique, est consultant international pour le sport et l’olympisme. Auteur de nombreux ouvrages de référence et de chroniques régulières pour les médias sur ces questions, il a notamment participé durant ces quatre dernières décennies à une douzaine de candidatures de villes et de pays à l’organisation de Jeux olympiques d’été ou d’hiver.